Le troisième ruisseau de sang
Julian
Dans les environs de Florence, 1960
Paysage toscan empreint d’une chaleur étouffante, sonorité cigale. Entre les colline dorées par le soleil, une jeune fille en blanc courait pour se réfugier à l’ombre. Il y avait un petit cours d’eau, non loin de la casa. Sur la berge humide, Maria retira sa robe légère et, entièrement nue, glissa un pied dans l’eau fraîche et claire. Sa jambe transperça la surface de la rivière, et tout le corps de la jeune fille s’enfonça à sa suite. Les longs cheveux noirs de Maria se déployaient dans l’eau comme ceux d’une sirène. La naïade ondula entre les remous, les vaguelettes formées par le mouvement de son corps léchant sa peau délicatement. Soudain oppressée par un regard posé sur elle, Maria se redressa et dissimula ses seins découverts avec ses bras. Le dieu-fleuve, immobile, la contemplait.
Michelle fait irruption au Dionysos en passant sa tête par la porte.
« Louis est occupé, dis-je à son intention. »
La vieille dame me sourit en entrant. Elle porte un petit panier d’osier rempli d’œufs en chocolat.
« Je vous ai apporté de quoi grignoter un peu, dit-elle, les cloches sont passées dans mon jardin cette nuit. »
Je la gratifie d’un sourire reconnaissant en plongeant ma main dans le panier qu’elle me tend, pour y saisir un petit œuf enveloppé de papier brillant.
J’aime beaucoup Michelle. Comme Louis, elle a des yeux d’un bleu étrange. Tu as déjà vu ce bleu, t’en souviens-tu ? Un bleu qu’elle a travaillé à rendre apaisant et doux, avec l’expérience des années. C’est drôle, cette couleur, ces deux petites billes rondes, entre des paupières si ridées.
Le goût du chocolat est lourd et presque âcre. On est bien loin de l’alliage raffiné du cacao et de la framboise. Je refuse poliment d’en reprendre un deuxième, et jette la petite boule de papier brillant à la poubelle.
« Eh bien, dit Michelle en regardant autour d’elle. Il n’y a personne aujourd’hui ici, même pas ce bon vieux Jack. »
Je détaille la vieille femme du regard, ses cheveux gris et rares par endroit, son petit corps maigre, cette impression de faiblesse immense. Et tout cela sublimé par un amour des choses de la vie d’une envergure sans équivalent. Il y a une démesure en elle, un sentiment de passion pour les autres et l’existence que je n’ai jamais vu chez quelqu’un d’autre. Pourquoi vient-elle chaque jour apporter des repas qu’elle a patiemment cuisiné et que nous servons à des clients affamés ? Pourquoi cette générosité pure, comment peut on être si désintéressé ?
Je repense à l’adresse que m’a laissé Nathan, et à Jed dont je n’ai pas de nouvelles. Est-il sorti de l’hôpital ? Moi aussi je voudrais déborder d’amour pour les autres, moi aussi je voudrais qu’on lise dans mes yeux cet altruisme qui n’y est pas. Dans mes prunelles acajou, la glace danse avec le feu. Apprends moi, vieille dame…
Louis sort de sa cabine qui, en réalité, mène à son appartement, juste au dessus du bar. D’où venait-il, le jour de mon entretien d’embauche ?… Le souvenir des cigarettes de Géraldine inonde mes pensées d’une buée opaque.
Louis longe le comptoir en se grattant le ventre et rejoint Michelle de l’autre côté pour l’embrasser sur les joues.
« Bonjour maman, dit-il. »