Egaré

Publié le par Altaïr

Dijon
Julian
 
julian1.jpgOù suis-je ? Le froid d'Octobre, piquant, me broie les phalanges et les engourdit. Qu'est-ce que je fais là, dans ces rues, entre ces magasins que je ne connais que trop ? J'aurais dû mettre un pull, cette petite veste d'automne ne me protège plus assez. Les gens me dévisagent. A cause de mes yeux. J'ai les yeux grands ouverts, perdus dans le vide, je marche comme un mort. Oui, je regarde ma vie. C'est mon truc, vous voyez. Me regarder. A un moment, j'ai cru que j'avais réussi à me tourner vers les autres, à m'oublier. Mais non. Souvenez-vous du Miroir : est-ce que je ne croyais pas l'avoir définitivement vaincu, lui aussi ? Les vertiges vivent en moi et s'y déploient, sinistres angoisses qui croissent indéfiniment. Plus je les repousse, plus elles se renforcent.
Récapitulons. Je m'appelle Julian Mahogany, j'ai vingt ans, presque vingt-et-un, je suis le cadet de ma famille et je vis en colocation avec le benjamin dans un appartement de Dijon, la ville où je suis né, la ville où j'ai grandi. Je travaille dans un bar comme serveur, et j'entretiens avec ma collègue et mon patron une relation assez froide. Parce que je suis un garçon glacial. Alors les gens me renvoient cette glace. Les mécanismes humains sont pathétiques.
Je suis pathétique.
Ah oui, il faut aussi préciser que je suis cinglé. Ca, c'est ma double personnalité, Pan, le garçon facétieux, l'incarnation de mon « Ca », de mes pulsions, le démon qui me colle à la peau. A moins que ce ne soit l'inverse, je ne sais plus. C'est un mal générationnel qui se transmet dans la famille.
La famille. Outre mes deux frères qui se détestent, j'ai aussi une mère étouffante d'amour et d'angoisse, et un père rigide comme la pierre. Lui il a un cancer du cerveau. Mais nous n'en parlons pas. Nous ne parlons jamais. C'est ça, ma famille, des silences lourds. Moi aussi je me tais. Je ne leur dis pas que, depuis un peu plus d'une semaine, je suis le père d'une petite fille. De toute façon à quoi bon ? Je ne suis que le géniteur, le père biologique. Lola s'en occupera toute seule.
Pardonne moi Lola, pardonne moi, je t'aimais et je t'aime, mais je ne peux pas, je ne peux vraiment pas et cette culpabilité fait couler dans mon sang des litres de plomb fondu, une torture insoutenable qui se répercute dans chacune de mes pensées.
Alors je pense à Joàn. Mon beau madrilène. Mon âme soeur. Oui, je suis bisexuel. C'est à la mode. J'ai rencontré un mec à Venise cet été, pendant mes vacances avec l'autre pétasse de Laetitia. Et comme elle m'a abandonné pour ce type, cet Andréa, son beau milanais... Bref, n'y pensons plus. Te reverrai-je un jour, Joàn ? Parfois il me semble que tu es la seule chose qui compte dans ce monde. Etais-tu seulement réel ? Point infime dans la multitude, une conscience dans l'immensité, dans la foule des visages anonymes. Vertige de la grandeur du monde.
Il fallait contrer cette angoisse, ce sentiment de petitesse gigantesque. Il fallait trouver un sens à la vie, à ce qu'on appelle même parfois « l'existence ». Alors je me suis réfugié dans les hallucinations d'un cinglé, d'un drogué en plein délire. J'ai cru que mon rêve se concrétisait, je l'ai intellectualisé, je l'ai qualifié de « Secret », comme quelque chose de grand qui gouvernerait ma vie, nos vies. Le destin. Vous nous imaginez, tous, reliés ? Des points entre lesquels on tracerait des lignes. Des figures dans le ciel et sur nos peaux maltraitées par le temps. Je suis cinglé moi aussi. Comment ai-je pu être aussi con ? Nos rêves s'interpénètrent dans une nébuleuse mentale, pour former un tout connecté par des brèches entre les esprits. Je divague. Mes pieds douloureux me traînent dans la rue de la Liberté. Je ne regarde même plus la Porte Guillaume.
Où sont passées les perspectives ? Je me dirige dans la rue Docteur Chaussier comme un automate, sans même m'émerveiller devant les tourelles de l'immeuble. Pourtant ça fait combien de temps que nous sommes là, Lilian et moi ? A peine quelques mois ? La concierge me sourit. Tiens, c'est inhabituel. Je monte les escaliers, jusqu'au septième étage, en passant devant la porte de l'appartement de Laetitia. Connasse.
Lilian travaille ses cours sur la table de la cuisine. C'est dur, Médecine. Mais ça doit être sympa, d'avoir un avenir. Moi j'avance chaque jour un peu plus dans le noir.
 
 

Publié dans Julian

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A
Iiiiiiih merci Aldé :D
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A
Superbe résumé, suberbe phrase, suberbe Juju. Superbe frag quoi! A relire!
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A
+ 1000 avec Shedou...Même si plus d'une fois j'ai eu la tentation de faire une impression de tous nos fragments, d'en faire un petit recueil... Mais ce serait tuer l'essence du Projet, finalement.Merci Shedar :)
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S
Je trouve pas que ça colle au concept d'être imprimé. Un des fondements est qu'il n'y a ni début ni fin aux vies de nos personnages, qu'on continue toujours d'écrire, alors imprimer ce serait peut-être figer tout ça. Et pas de commentaire dans un livre..
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L
Moi je pense que c'est une bonne idée !!et puis tu n'a rien a perdre puisque tu ne dépense pas d'argent !ce sont les internaute qui payent pour avoir un exemplaire imprimer de ton livre !! Le site est nouveau mais si tu fais de la com sur ton blog... ca peut marcher !!
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