Nul récif au creux de tes prunelles

Publié le par Altaïr

Dijon
Julian

Une voix forte et traînante me tire de mon sommeil. Le bord du comptoir de bois a laissé son empreinte sur la peau rougie de ma joue. Doucement, j’émerge de mon semi-coma, tandis que le réel se repeint devant mes yeux humectés de fatigue. Encore et toujours le décor habituel, le Dionysos qui me recueille désormais chaque jour. Je ne peux plus travailler dans mon Temple du Sommeil car la présence de Lola et les martèlements du cœur de l’Enfant interfèrent avec mon inspiration. Dans cette épave pour Naufragés, ce bar discrètement recroquevillé entre deux murs dans un coin de rue, je me sens à l’abri, protégé. Ici, j’ébauche et je peaufine de multiples nouvelles, les écrits s’amoncellent et les dossiers de mon ordinateurs se chargent de fichiers Word. Puis, le soir, je rentre dans mon appartement endormi, me glisse sous les couvertures et rejoins le corps de Lola, en déposant sur sa joue, à travers un souffle encore embué d’alcool, mes baisers délicats.
La voix est celle d’un homme d’environ vingt-six ou vingt-sept ans, suivi de sa petite amie. Elle et lui sont au téléphone et s’installent à une table sans même se regarder. Pourquoi il parle si fort lui, il se croit tout seul ou quoi ? Et quelle est cette stupide manie d’étirer la prononciation des « ouais » ?
« Ouais ma poule, ouais, on rentre de Rome là. Ben Rome, tu vois c’est Rome quoi, c’est terrible. Ouais, grave, Rome je kiffe, mais tu sais c’est la troisième fois que j’y vais donc ça va. Et toi, quoi de beau ? Arrêêête ?
! T’es à Athènes là ?! Sans déc’ mec ? Mais qu’est-ce tu fous là-bas ? Arrêêête ?!! »
Je hausse les sourcils en contemplant ce spectacle ahurissant. Est-ce que cet individu et moi existons vraiment sur le même plan de réalité ?
« … grave, moi j’ai trouvé le truc avec ma copine, c’est moi qui fais la bouffe, comme ça elle se tape la vaisselle, pas con hein ? »
Il éclate d’un rire tonitruant en relevant la tête, comme pour mieux faire sortir le son de sa gorge. C’est typiquement le genre de mouvement qui signifie « regardez, je fais du bruit, j’existe ! » et me désespère des désirs humains. Ce besoin si pathétique d’apparaître aux yeux des autres…
Ce besoin si familier, car je l’éprouve aussi. Lorsque je cherche vos regards pour m’y jeter à nu, vos yeux rochers escarpés ou mon image se broie. Mais toi Louis, ton regard bleu marine est sans danger. Nul récif au creux de tes prunelles. Seulement une lueur d’inquiétude à la vue de ce garçon de vingt ans, plutôt bien fait et pas bête, qui mériterait bien mieux que de passer ses journées à se couler dans cette paresse liquoreuse et alcoolique. Je sais tout cela, je suis lucide. Mais la lâcheté m’enferme sur moi-même et je ne peux pas bouger. Je ne peux pas quitter le tabouret de ce comptoir, ni mon ordinateur. L’écriture transcende mon existence mais ne la met pas en branle. Je dois trouver l’Equilibre. C’est peut-être cela que je cherche. « Je vous peindrai un monde sans haut et sans bas. » Entre ombre et lumière.

Je remonte les escaliers de mon immeuble en traînant les pieds, pousse la porte de mon temple du sommeil et y pénètre sans faire de bruit. Il est tard. Je me déshabille pour rejoindre la forme du corps de Lola qui se dessine sous la couverture. Mais le froissement de mes vêtements ôtés l’animent et la font se retourner.
« Tu ne dors pas ?

- Tu étais où ?
- Parti boire un verre. Je ne t’ai pas vu hier soir, tu faisais quoi ?
- Une soirée avec Zoé, Anne-Ka, Clara et Gwen, entre filles. »
Je me glisse dans les draps et nos deux corps se collent l’un à l’autre.
« Ca va toi ? »
Lola hoche la tête doucement. Je passe ma main sur son ventre et réprime un frisson.
« Je vais me trouver un boulot, dis-je. Je vais trouver. »
A côté de moi, Lola ne répond rien. A-t-elle senti le frisson de ma main au contact de l’Enfant ?
« Cet été, je t’emmènerai passer des vacances en Italie… Venise, Naples, Milan, Florence, Gênes, Rome… Un été en amoureux, rien que toi et moi, tous les deux. »
Lola sourit, me serre contre elle. Je repense à ce couple qui ne se regardait même pas et me sens à nouveau heureux.
« Tous les trois, corrige-t-elle. »

Publié dans Julian

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D
Alti >> Honnêtement, ce serait avec un immense plaisir tu le sais =) Mais j ai mon concours dans cinq semaines. A partir du 1er Mai  c est la liberté pour moi :-D ('VIVE LA FAC !) Mais jusque là... :-s (en plus maintenant j ai une photo. d'adulte. :-p) <br /> Beltégeuse >> Julian, se remuer, trouver un boulot et devenir responsable ????? y a comme qui dirait une couille dans le potage. Surtout si Alti aime Proust parce qu'il faut attendre le septième volume pour que le héros cesse d'être un raté fini. (manquerait plus que t aimes l education sentimentale aussi.)
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A
Bon ben à dans cinq semaines alors ;)(et j'attends ta photo T_T)
B
heyhey tu veux qu'on t'explique comment se mélanger parfaitement ??? :psinon le "tous les trois" est une bien jolie fin.... et allez, Juju, merde, trouve du boulot !!!!
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A
Ca vient, ça vient....
B
"Cette été"et 100 "le mot été est du genre masculin" .....:p
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A
...Fuck...
B
"T’es as Athènes"un mauvais point pour toi, tu me copieras 100 fois " tu es à Athènes" ....
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A
Oh zut hein... (oui, Altaïr fatigué, Altaïr énervé)
M
Pour répondre à ta question Altanounet, un couple parfait ?Mes parents...25 ans, pas une engueulade, des bisous encore pire que les bisounours, et de l'amour... plein, plein, plein !Quel beau modèle pour Juju et Lolinouche !
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A
C'est mignon tout plein, moi je n'y crois pas (Adrien si tu lis ces lignes, iatibialoubiou :D). Enfin je remets pas en doute l'amour de tes parents, mais si l'amour était parfait, on écrirait pas des bouquins dessus depuis la nuit des temps ;)